Itinérance et santé mentale en région : mon expérience de psychiatre-dépanneur

Vincent Laliberté
Université McGill, Montréal

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Itinérance et santé mentale en région

Une semaine à l’hôpital de Roberval en tant que psychiatre-dépanneur m’a fait prendre conscience à quel point l’itinérance s’est propagée jusque dans les régions. Le nombre d’individus dans cette situation augmente en effet rapidement au Québec, observant une hausse de 44 % de 2018 à 2022 (ministère de la Santé et des Services sociaux, 2023). Au Saguenay–Lac-Saint-Jean, l’itinérance visible a crû de 28 % durant la même période, une tendance qui avait déjà fait l’objet d’une étude (Bergeron-Leclerc et Tremblay, 2019). La prévalence élevée des problèmes de santé mentale et de toxicomanie dans cette population est bien connue (Bonin et al., 2006), mais les ressources adaptées manquent en dehors des principaux centres urbains (Paradis, 2022 ; Porter, 2022).

Pratiquant auprès d’individus en situation d’itinérance à Montréal, soit au PRISM – Mission Bon Accueil, et conduisant des recherches sur ce sujet (Voisard et al., 2021 ; Laliberté et al., 2022 ; Soufi et al., 2023), je reste attentif à cette réalité. Ces personnes ont davantage recours aux services de santé mentale en urgence (Fazel et al., 2014)et les réadmissions après une hospitalisation s’avèrent nombreuses (Laliberté et al., 2020). Les limites du modèle hospitalier et la nécessité de développer des services spécifiques pour cette population ont bien été décrites (Farmer, 2011).

Je souhaite maintenant faire part de quelques-unes de mes observations réalisées à ce sujet lors de ma semaine de dépannage et proposer quelques pistes de solutions. Sur mes 17 consultations provenant de la salle d’urgence, 6 se trouvaient en situation d’itinérance selon la définition canadienne, soit 35 % (Gaetz et al., 2012)[1]. Qui plus est, pour 7 de ces 17 consultations, il en a résulté un départ le jour même et pour 3 de plus, le lendemain. Ces présentations à l’urgence ont généralement pris place dans un contexte d’intoxication ou de crise situationnelle.

Pour conférer un peu de corps à ces données, je vais exposer plus en détail ma rencontre clinique avec une de ces personnes, logée provisoirement et en crise situationnelle, avant de perdre son toit et de rester à l’hôpital afin d’éviter de devenir sans-abri. Madame Carrier[2], dans la mi-trentaine, présente un trouble de personnalité limite et un trouble anxieux, et se promène avec une canne en raison d’une maladie chronique. Ancienne consommatrice de crack et de cocaïne, elle s’en tenait maintenant à l’alcool et la marijuana. Suite à une querelle avec sa mère, avec qui elle vivait, elle est sortie et s’est mise à hurler qu’elle voulait la tuer, puis s’enlever la vie. Quelqu’un a appelé le 911 et elle a été amenée à l’hôpital par des policiers.

Lorsque j’ai rencontré madame Carrier en consultation le jeudi matin, elle m’a expliqué avoir besoin d’un « break ». Elle a donc préparé un sac et fait le nécessaire pour aller à l’hôpital, même si elle n’avait aucune intention meurtrière ou suicidaire. Toute l’unité de santé psychiatrique fut mobilisée par ses crises d’anxiété, ses multiples demandes et comportements erratiques, qui ont notamment justifié la confiscation temporaire de sa canne. Il faut dire qu’elle connaissait bien cet endroit et le personnel en raison de ses nombreuses visites. Elle a accepté de rentrer chez elle le vendredi après-midi.

Samedi matin, à ma surprise, madame se trouvait à nouveau à l’urgence. Elle m’a raconté que le soir même sa mère n’était pas contente de la voir. Elle a donc décidé de revenir à l’hôpital. J’ai consenti à ce qu’elle reste avec nous 24 heures, malgré l’exaspération de mes collègues et même si son problème était avant tout situationnel. Je l’ai prié de ne pas causer de trouble à l’unité et lui ai prescrit une petite dose de quetiapine au besoin. Ce jour-là, elle a entrepris de dessiner tous les membres de l’équipe clinique, grâce à un livre à colorier, dans lequel chacun d’entre nous était représenté par un animal. Dimanche matin, madame m’a annoncé que sa mère, avec qui elle avait communiqué par téléphone, l’avait expulsée définitivement de l’appartement et qu’elle n’avait donc plus nulle part où vivre. Même si d’autres patients se plaignaient maintenant de sa présence tonitruante dans l’unité, j’acceptai qu’elle reste à l’hôpital jusqu’à lundi, alors que l’équipe régulière allait revenir.

Cette expérience clinique m’a permis de réaliser les limites du milieu hospitalier dans l’aide qu’il peut fournir à une personne faisant face à de l’instabilité résidentielle et une crise situationnelle. Madame avait véritablement besoin de soutien, mais le fait qu’elle doive manipuler les voisins, les policiers et le personnel à l’urgence pour être reçue est peut-être révélateur de lacunes quant à l’accès et la disponibilité des soins. De plus, offrir des soins à même un refuge comme c’est le cas au PRISM comporte, selon mes observations, beaucoup plus de flexibilité en lien avec les sorties ou la consommation qu’un hôpital. Étant dégagé comme clinicien de la tâche de la microgestion des allées et venues avec des récompenses et des punitions ou bien de déterminer si l’ampleur des idées suicidaires justifie le séjour, mes collègues et moi pouvons nous concentrer sur une démarche plus utile d’inflexion de la trajectoire de vie (Laberge et al., 2000 ; Laliberté 2024).

Une ressource communautaire, telle qu’un refuge ou un centre de crise, aurait été beaucoup mieux adaptée aux besoins de madame Carrier, mais aussi sans doute à ceux de plusieurs individus en situation d’itinérance ou en crise situationnelle que j’ai rencontrés à l’hôpital de Roberval. Cela leur aurait été bénéfique, mais également aux autres patients et à tout le personnel clinique, sans même parler des coûts très largement diminués d’un tel service (Farmer, 2016). Il faut saluer l’annonce du CIUSSS du Saguenay–Lac-Saint-Jean de favoriser la création de 2 refuges, à Roberval et à Alma (Brisson, 2023), qui s’est concrétisée quelque mois plus tard (Boulianne, 2024). Il s’agira aussi de penser à développer des services de santé mentale en partenariat avec les milieux communautaires dans cette région du Québec, et dans de nombreuses autres connaissant aussi une augmentation de l’itinérance.

Dans le contexte de la crise du logement actuelle, il serait, je crois, souhaitable de rendre disponibles des séjours en hébergements institutionnels comme alternative à l’hospitalisation. Si nous voulons renverser l’accroissement de l’itinérance, il serait aussi nécessaire de favoriser la création de logements abordables en région ainsi que de développer l’approche Logement d’abord, qui combine l’accès au logement et les soins en santé mentale dans la communauté (Aubry et al. 2016). Nous devrons aussi avoir une réflexion de fond comme société sur ce qui explique que de plus en plus d’individus, comme madame Carrier, se retrouvent dans cette situation d’exclusion maintenant partout au Québec.

Parties annexes

Remerciements

Je remercie l’infirmière clinicienne Julie Mathieu pour son support en lien avec cet article ainsi que durant toute la semaine de dépannage.

Note

  1. [1]Selon la définition canadienne, il existe 4 niveaux d’itinérance : 1) personnes sans-abri, soit des « personnes qui vivent dans la rue ou dans des lieux qui ne sont pas conçus pour le logement des êtres humains » ; 2) personnes utilisant les refuges d’urgence ; 3) personnes logées provisoirement, « dont l’hébergement est temporaire et qui ne possèdent pas le droit au maintien dans les lieux » ; et 4) personnes à risque d’itinérance (Rech, 2019). Les 6 individus appartiennent aux catégories 1 à 3. Parmi eux, 2 faisaient d’emblée partie de la catégorie 1, et une 3e a perdu son logement durant son hospitalisation (voir rencontre clinique).
  2. [2]Le nom ainsi que des informations ont été modifiées afin de préserver la confidentialité, sans changer le sens de la situation.

Auteur : Vincent Laliberté
Titre : Itinérance et santé mentale en région : mon expérience de psychiatre-dépanneur
Revue : Santé mentale au Québec, Volume 49, numéro 1, printemps 2024
p. 195-199
URI : https://id.erudit.org/iderudit/1112532ar
DOI : https://doi.org/10.7202/1112532ar