Présentation

Sonia Laberon
MCU en psychologie du travail et des organisations, Université de Bordeaux, France
Antoinette Prouteau
MCU-HDR en psychopathologie cognitive et neuropsychologie, Université de Bordeaux, France
Marc Corbière
Professeur en counseling de carrière, Chercheur au Centre de recherche de l’Institut universitaire en santé mentale de Montréal, Université du Québec à Montréal, Canada


La désinstitutionnalisation des soins psychiatriques a fait émerger la question de l’intégration dans la communauté des personnes aux prises avec des troubles mentaux. Les difficultés d’intégration sociale et de fonctionnement dans la vie quotidienne deviennent alors des cibles thérapeutiques à part entière en psychiatrie sociale et en réadaptation psychiatrique. Ainsi, la participation au travail – retour en emploi ou réinsertion professionnelle – occupe-t-elle une des premières places dans les préoccupations actuelles, qu’elles soient celles des personnes directement concernées, de leurs familles, des cliniciens, des chercheurs, des acteurs des organisations ou des décideurs politiques. Le travail constitue à la fois une promesse de « réhabilitation » et un catalyseur du « rétablissement », notamment lorsque les conditions de l’environnement de travail sont favorables. Paradoxalement, si le milieu de travail peut constituer une des ressources, voire la pierre angulaire du rétablissement, il peut également être perturbateur pour la santé mentale des salariés. Les chiffres de l’OMS (2015) concernant l’augmentation des problèmes de santé mentale en milieu de travail dans le monde sont alarmants et la proportion de déclarations d’inaptitudes professionnelles pour cause d’un trouble mental, de la dépression en particulier, est inquiétante. Dans ce contexte, des mesures de prévention primaires, secondaires et tertiaires de la survenue des problèmes de santé mentale dans les organisations se sont multipliées en travaillant notamment sur les conditions favorables à la qualité de vie au travail des salariés et à un maintien en emploi durable de ceux qui ont connu une reprise professionnelle à la suite d’un trouble mental. En ce qui concerne la question du retour en emploi de salariés n’ayant pu bénéficier à temps des mesures de prévention primaires ou secondaires, on constate un essor considérable d’études relatives à ce domaine, et ce, dans de nombreux pays de l’Europe du Nord, en Amérique du Nord et en Australie. Ce récent créneau de recherche s’est structuré en réaction à d’importants problèmes d’accès, de retour et de maintien en emploi, générant des coûts de prise en charge élevés dans l’Union européenne et dans de nombreux pays à travers le monde. Ceci pose, par ailleurs, la question du rôle joué par les instances internationales et des politiques qu’ils développent autour de cette problématique.
Il convient de préciser quelques éléments de terminologie, qui peuvent différer d’un pays à l’autre, reflétant aussi des différences culturelles. En Amérique du Nord comme dans la communauté scientifique anglophone, les termes « troubles mentaux courants » et « troubles mentaux sévères » sont utilisés pour renvoyer à la symptomatologie relative à la maladie mentale, au fonctionnement social de l’individu et à son statut « travail ». Les troubles mentaux sévères ou graves réfèrent à des personnes qui présentent plus souvent un diagnostic sur le spectre de la schizophrénie, un trouble de l’humeur (ex. trouble bipolaire, dépression majeure) ou encore un trouble de la personnalité ayant un impact sur les diverses sphères du fonctionnement de l’individu. Ces personnes sont souvent éloignées du marché du travail ordinaire et parfois inscrites dans un programme de soutien à l’emploi (terminologie québécoise) ou dans un programme d’emploi accompagné (terminologie française) dans l’objectif d’une insertion ou d’une réinsertion professionnelle. Dans le cas des personnes aux prises avec un trouble mental courant, elles se sont absentées de leur poste de travail à cause de la survenue d’un trouble de l’adaptation, d’un trouble dépressif, d’un épuisement professionnel (burnout) et plus rarement pour d’autres troubles mentaux plus sévères. Après une période de rétablissement, elles prennent part à un processus de retour à leur poste de travail ; une reprise professionnelle qui pourra s’avérer plus ou moins longue selon les facteurs personnels et l’environnement de travail en jeu. En France, le terme de « troubles psychiatriques » est préféré à celui de trouble mental, plutôt employé dans le langage commun pour désigner les déficiences intellectuelles. En outre, le terme « handicap psychique » est typiquement utilisé en France alors que le terme « contraintes sévères à l’emploi » est plus souvent utilisé au Québec, eu égard à la connotation péjorative du terme « handicap ». Toutefois, l’apparition du terme handicap psychique dans la loi française de 2005 reflète une volonté politique d’appréhender les troubles psychiatriques et leurs conséquences, et d’encourager des recherches et actions en faveur de l’intégration de ces personnes dans la communauté. Ce terme témoigne aussi de l’intégration des travaux de l’OMS sur le « handicap » (disability) dans cette même loi française, qui ouvre droit à la compensation pour des difficultés de participation à la vie sociale suite à des troubles psychiatriques (ou psychiques).

Tant sur le plan théorique que pratique, les personnes aux prises avec un trouble mental courant et celles présentant un trouble mental sévère sont considérées à part alors qu’elles présentent de nombreux points communs, notamment pour expliquer leur retour en emploi ou leur réinsertion sur le marché ordinaire du travail. Ce numéro spécial présente, en ce sens, un recueil de récentes réflexions, recherches et interventions autour de ces deux populations, en adoptant une approche transdisciplinaire et en croisant des expertises nationales et internationales, provenant de divers types d’acteurs : chercheurs, cliniciens, chargés de mission et d’insertion professionnelle, et enfin pair aidant.

Issues des travaux menés dans le cadre de deux journées d’études internationales organisées à l’Université de Bordeaux et soutenues par son département recherche en sciences humaines et sociales ainsi que par l’Institut de Recherche en Santé Publique (IreSP), la Mission Recherche de la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (Drees-MiRe) et la Caisse nationale de solidarité pour l’autonomie (CNSA), ce numéro spécial comporte 12 contributions, regroupées en trois sections thématiques :

1re section – Trouble mental et travail : contexte et évolutions

Cette première section positionne le problème dans le paysage scientifique, institutionnel et socio-économique puis elle montre en quoi le cadre juridique québécois et l’insertion en emploi de personnes aux prises avec un trouble mental peuvent contribuer à leur rétablissement et à la protection de la santé mentale en milieu de travail.

Ainsi, la section débute par une perspective juridique avec un exposé de Dre Joly sur les orientations actuelles des politiques institutionnelles au niveau européen et international. La question des coûts économiques globaux des problèmes de santé mentale est également abordée par la Pre Dewa qui montre notamment à quel point certaines interventions en milieu de travail peuvent contribuer à réduire ces coûts pour l’entreprise et pour la société. Dans cette veine, l’article de la Pre Laflamme indique comment l’obligation légale d’accommodement raisonnable au Québec contribue à faire évoluer positivement les pratiques des organisations en matière de santé mentale au travail, pour le bénéfice de tous les salariés. Enfin, le récent paradigme du rétablissement, développé dans l’article du Pr Pachoud, marque une évolution dans les courants de « penser » les problèmes de santé mentale au travail en psychiatrie sociale. Il pose également la question des bénéfices de l’insertion professionnelle des personnes atteintes de troubles mentaux plus sévères.

Si l’inclusion professionnelle peut être un des moteurs du rétablissement, elle nécessite de mettre en oeuvre un travail d’accompagnement auprès des personnes présentant des troubles de la santé mentale (usagers), mais également auprès des acteurs clés de l’accompagnement et de l’inclusion en emploi en milieu ordinaire de travail (professionnels du médico-social, de l’insertion professionnelle et des entreprises du milieu ordinaire). Ces deux points seront successivement traités dans les sections suivantes.

2e section – Actions et interventions d’emploi accompagné et de reprise professionnelle à destination des usagers

Ces actions visent principalement le recouvrement de certaines facultés cognitives pour limiter les répercussions fonctionnelles au travail, mais aussi le développement de stratégies cognitives et comportementales permettant une meilleure adaptation à l’environnement professionnel. En outre, par un travail de mise en situations professionnelles et de confrontation d’expériences avec des pairs, le retour d’une estime de soi personnelle et professionnelle, d’un sentiment de compétence et par là, une limitation de l’autostigmatisation des usagers, sont rendus possibles.

Ainsi, l’article de D. Zanon et K. Merceron, psychologues cliniciens spécialisés en neuropsychologie, expose en quoi le modèle de la Classification internationale du fonctionnement (CIF) peut être pertinent pour comprendre les liens entre le fonctionnement cognitif et le fonctionnement au travail chez les personnes souffrant de troubles du spectre schizophrénique (TSS). Pre Lecomte et Pr Corbière exposent, dans une approche en psychologie clinique, une nouvelle intervention de groupe portant sur les stratégies cognitives et comportementales favorisant le maintien en emploi de personnes ayant vécu un épisode de dépression. Un témoignage d’expérience en matière de dispositif interdisciplinaire (médecine psychiatrique, chargé d’insertion, neuropsychologie et ergothérapie) d’accompagnement à l’emploi est décrit par le Dr Couhet, J-P. Duperier, I. Maysonnave et K. Merceron. Enfin, L. Vigneault, en tant que pair aidant, expose les apports du savoir expérientiel dans l’accompagnement vers le rétablissement de ses pairs.

3e section – Problématiques soulevées par les acteurs clés de l’inclusion professionnelle

L’inclusion professionnelle des personnes aux prises avec un trouble mental, courant ou plus sévère, pose d’importants problèmes de mise en oeuvre, non seulement liés aux représentations stigmatisantes de la société et à la méconnaissance de ce type de troubles, mais aussi aux compétences et actions des acteurs impliqués.

Entretenues par les différents acteurs clés de l’inclusion professionnelle, les représentations du trouble mental se traduisent globalement par une mise à distance du marché du travail. Cette dernière semble guidée par la crainte, pour le milieu professionnel ordinaire et, par un excès de protection pour le milieu de l’insertion/orientation professionnelle et du médico-social. Deux articles traitent, respectivement sous l’angle de la psychologie sociale et de la psychologie du travail, des spécificités du stéréotype de la schizophrénie en population générale (F. Yvon et Dre Prouteau) et de la difficulté éprouvée par les employeurs (Dre Laberon, N. Scordato et Pr Corbière) pour s’engager dans la responsabilité de diriger « vers » ou de donner un emploi à des personnes présentant des troubles de santé mentale.

Les représentations sociales assorties de préjugés sont le plus souvent produites par un manque de connaissances et de compétences suffisantes pour éviter la stigmatisation. Plus que de juger de certaines attitudes, il s’agit pour la recherche et les praticiens de contribuer à une montée en compétences en matière de pratiques d’inclusion professionnelle (retour en emploi, recrutement, intégration, suivi et maintien de personnes aux prises avec un trouble mental) et de prévention/protection de la santé mentale au travail. Cette montée en compétence passe nécessairement par la confrontation des pratiques, la formation, mais aussi la co-construction de dispositifs de soutien à l’emploi en créant des alliances entre les différents acteurs clés de l’inclusion (médecins du travail, DRH, managers, collègues, syndicats, médecins traitants, assistantes sociales, associations, conseillers en emploi, etc.).

Ainsi, une étude menée par Dre de Pierrefeu, Pr Corbière et Pr Pachoud présente une comparaison entre les compétences des conseillers en emploi spécialisés dans des programmes de soutien à l’emploi oeuvrant au Canada et en France (dans des Etablissements ou Services d’Aide par le Travail-ESAT). Pour ce qui est du travail d’accompagnement des entreprises, Pr Corbière, Pre Lecomte, J.-P. Lachance, Pre Coutu, Dre Negrini et Dre Laberon, dans une approche de psychologie du travail et de réadaptation au travail, proposent d’identifier les stratégies préconisées par des employeurs et DRH pour faciliter le retour au travail de personnes ayant vécu une dépression.

Ce numéro spécial a pour vocation de constituer un apport scientifique fondamental tout en maintenant des objectifs de transférabilité de la recherche dans la pratique, via des exposés concrets de mesures d’aménagements ou d’accommodements en emploi, en considérant notamment les points de vue des acteurs de l’organisation, ou encore par le récit d’interventions psychosociales d’accompagnement et de soutien à l’emploi. Il s’adresse ainsi tant aux chercheurs qu’aux professionnels du soin et de l’accompagnement, aux usagers et à leurs proches ainsi qu’aux acteurs de l’organisation.

Auteurs : Sonia Laberon, Antoinette Prouteau et Marc Corbière
Titre : Présentation
Revue : Santé mentale au Québec, Volume 42, numéro 2, automne 2017, p. 11-16
URI : http://id.erudit.org/iderudit/1041910ar
DOI : 10.7202/1041910ar

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